VIAGEM – Amazonie brésilienne – mars 2016 – Carnet 1

« Je suis de retour de l’Amazonie Brésilienne. En attente de transit à l’aéroport d’Amsterdam. La forêt a tenu la promesse à laquelle je l’avais intérieurement assignée. Installée somptueuse dans son apparente lenteur toute de verdeur qui se calcule en millénaire, elle m’a transmis ses longues patiences en soignant pour un temps mon léger défaut d’enracinement. De manière inattendue cependant. Car sur les rives du Rio Negro les eaux acides incitent plutôt les racines à flirter avec l’air. Arachnides dans leur déploiement, toutes dédiées à la science habituellement cachée de l’entremêlement, elles s’ancrent à peine dans un sol argilo-limoneux qui ne les invite à aucune étreinte souterraine. Ce plancher entêté à tout de la roche mais devient un sable muet et orangé sous la seule pression du pied. Nappant sa charge de manganèse, de potassium et de fer, l’humus de résidus organiques – feuilles, arbres vaincus, insectes morts et autres bêtes sans nom – est maigre et ne se mélange pas ou peu à une terre à peine là qui ne contient aucun nutriment. Les arbres semblent légers et ouvrent leurs membres inférieurs comme des danseurs sur les berges souvent brisées des quatre cents îles de l’archipel. Toutes sont tôt ou tard, dans un commun destin silencieux, vouées à la submersion partielle ou totale. Car le niveau de la rivière fait son voyage vertical de plus ou moins dix mètres selon la saison. L’eau de fonte, des neiges arrivées sur terre au sommet des Andes, gonfle chaque été son cours, draguant avec elle des pierres volcaniques venues de Colombie. À peine rafraichie, elle recouvre pour un temps de grandes plages de sable clair ainsi que la plupart des îles. Celles qui résistent à la submersion se réduisent à peu et laissent apparaître seulement la canopée d’entières forêts assoupies dans leur bain forcé. Les arbres alors goûtent la rivière brûlante et nourrissent de leurs fruits et graines les poissons affamés. Certains, pourtant issus de forêts primaires qui les font croire éternels, n’y résistent qu’un temps et se grisent épars, pour trancher peu à peu la verdure tropicale d’une présence squelettique qui dit son dernier mot. Vue d’avion la surface de la rivière est un miroir noir. Une sombre nappe semblable à du pétrole brut et dont la brillance contraste avec la matité de la végétation. D’humaine hauteur elle accueille volontiers mes brasses dérisoires dans une eau à trente degrés ambre sombre clairement apparentée à la pierre précieuse. La rivière répand ses humeurs sur mille cinq cents kilomètres, de la Colombie où elle prend sa source, jusqu’à Manaus au Brésil où elle rencontre le fleuve Amazone, en passant entre mes doigts ouverts comme des ouïes sur le plaisir oxygénant de bains quotidiens abondants et calmants. Les boas piranhas et caïmans vivent quelques remous plus loin mais le respect des distances gère savamment le partage. Et c’est des heures durant, comme dans un ventre retrouvé, que je peux nager, m’écouler, laisser tout dialogue opérer. Les verts sont innombrables, du plus tendre de la végétation flottante qui apparaît de là-haut comme une fraîche pelouse, au plus sombre qui se laisse à peine différencier du noir . Car c’est du ciel, corsetée dans un petit cessna qui branle autant qu’une deux chevaux, coiffée d’un casque qui crache dans l’assourdissant tintamarre, un langage écorché et technique, que m’est dévoilée premièrement cette géographie du paradis. Les hérons, aras, chouettes, rapaces, et aigles pêcheurs voient se réduire peu à peu leurs chances de repos au fur et à mesure de la montée des eaux. Tout se passe comme au rythme d’une marée annuelle, qui monte de février à juillet et redescend d’août à janvier. Six mois et non six heures pour ce mouvement aqueux qui nourrit ou détruit utilement sur son passage des centaines d’espèces de poissons, des serpents, des petits rongeurs affairés, des singes des lianes et des araignées. Naviguer sur la rivière d’huile, opaque et secrète, est comme accorder son front à une caresse. On y trouve un incomparable apaisement et la sensation diffuse d’être à la bonne distance des choses. Au bon moment. Car le temps ne s’y fait pas sentir et n’appelle aucun commentaire sur son écoulement. J’en suis traversée sans contrainte et il semble qu’il désaltère mon corps de ce qui pourrait s’amonceler et l’alourdir de trop d’appesantissement sur un seul moment. Ce temps bienfaisant qui fait aimer les jours et les nuits, coule dans ma poitrine et non dans mes mains, pose en moi sa parole irréversible en ouvrageant mon renouvellement. J’ai plus qu’ailleurs conscience charnelle du bénéfice des ans. Quand le soir arrive revient journellement le projet de prendre le bateau pour aller à la torche regarder les animaux qui n’ont d’accointance avec le monde que les étoiles levées. S’élancer sur la rivière fantomatique la nuit est si fort. Si important. Son danger de profondeur soudain s’éclaire et nos vies comme de petits foyers éphémères, se tiennent émues dans nos poitrines. Aller vers une découverte même modeste, un petit faucon immobile les deux yeux allumés par l’inconnu, un caïman à tête narquoise qui allonge sur la peau de l’eau sa denture de guingois, revient à plonger dans l’extase de la rencontre avec un trésor. Le soleil, entré dans chaque onde au cours de la journée, ruisselle en chaleur résiduelle. L’humidité de cent pour cent enveloppe les corps d’une permanente chemise d’eau. Quand la pluie tombe, arrivée de loin, orageuse et prévisible, elle noircit plus encore le ciel déjà ébène. Si présente et sonore qu’elle ne saurait se faire oublier. Si chaude dense et nourricière que sa générosité amniotique l’affilie à la mère et il semble que sa douceur – comme ayant traversé la frontière caramélisée des peaux – coule aussi dans les veines des habitants des rives. Rares et fragiles, chevillés au Manioc et à la pêche qui seuls composent leur régime depuis des siècles, ils vivent avec les graines qui feront perles, le ciel et les oiseaux. Ils sont amicaux, nonchalants et transportent dans le corps la belle descente musicale et fataliste que contient aussi leur langue. La rivière à cet endroit du lit fait deux cents mètres de large et cent de profondeur. Et je me prends à imaginer le lointain passé du lieu. Nous sommes des millions d’années auparavant. Ici dans l’archipel même s’étend l’océan. Puis la cordillère des Andes entame sa poussée rocheuse créant l’Amérique et séparant les eaux en deux océans. Elle ouvre entre les étendues salées l’espace des grands fleuves d’eaux emprisonnées dans ce cataclysme immobile de plusieurs millions d’années. Aujourd’hui le rio possède une douceur acquise au fil des siècles et on trouve dans sa robe couleur du temps, des cétacés et poissons ayant génétiquement muté pour passer d’un breuvage vital salé à des eaux de rivière. Nous faisons tous au fil du temps tant de chemin pour rester vivants. Dauphins roses et noirs, sardines ou raies d’eau douce se nourrissent de fruits et de petits insectes. Ils vivent. Ils percent de loin en loin la surface de l’eau et caressent silencieux le flan blond et nu de la rive. Ils font la peau, armés jusqu’aux yeux, à tout ce qui écorche. Ils réparent la part lesée du monde. Sans un mot ».  ambre oz © photographies de l’auteur

Rio Negro bd