Venise – Chiara – juin 2016 – Carnet 4

« These sudden intimacies with Immortality, are expanse – not Peace – as Lighting at our feet, instills a foreign Landscape. » Emily Dickinson – Thus spoke

« J’entre. Par la cour de ce chef d’œuvre de l’architecture civile baroque vénitienne. Ca’Pesaro. C’est un palais 17ème conçu par Baldassare Longhena sur la commande de la noble et richissime famille Pesaro. L’espace carré et lumineux de la cour s’articule autour de la margelle monumentale d’un grand puits central. Il est ceint d’une terrasse parcourue de portiques à bossages et scandé de pilastres doriques et d’étages supérieurs aux fenêtres ornées d’architraves. Je découvre l’originalité de ses loggias, probablement rares à l’époque. J’apprécie le sentiment chaleureux qui occupe ce lieu gracieusement géométrique baigné dans la douceur de l’air. L’endroit est silencieux. Les intrusions discrètes. Je m’avance dans un vaste vestibule remarquablement bien disposé le long de l’axe de l’édifice, qui me mène sans y penser de la cour à la terrasse donnant sur le grand canal. La sonorité de la salle, son ampleur, son aplomb de beauté et d’ancienneté donnent à tous corps une consigne racée qui produit sur moi l’allongement du pas. Chaque poutre apparente est faite d’un arbre entier. Leur aspect inaltéré montre une provenance de choix, et l’ouvrage accompli sur elles le fut assurément dans les règles de l’art. La minutie avec laquelle sont assemblées les éléments de la chaussée de pierre fait oublier le poids colossal de ces blocs lustrés par le passage des ans et des gens. Avant de débuter la visite du musée d’Art Moderne qu’abrite aujourd’hui le palais, je commande au petit comptoir situé au bout du vestibule, un caffè lungo que je bois lentement en regardant les embarcations passer depuis la terrasse à fleur d’eau. Puis je prends au premier étage le temps de l’éblouissement devant les sculptures d’Adolfo Wildt. Je perçois la propension solitaire de cet artiste incomparable autodidacte et sans règles, sa virtuosité, sa lenteur experte et méticuleuse, la puissance de ses représentations qui allient des composantes expressionnistes et symbolistes. Lorsque je quitte la bâtisse pas le canal quelques heures plus tard, très habité par les œuvres tout justes découvertes, je vois avec émerveillement la complexité et la puissance de la façade du palais donnant sur l’eau. Au dessus du socle scandé par des protomés à tête de lion et de monstres, se développe un austère bossage à pointes de diamant parcouru de deux rangées de fenêtres et ouvert au milieu par deux portails jumelés surmontés de mascarons et de statues. Un personnage massif et mythologique avance avec une rage arrogante son menton couvert d’une barbe en volutes et ses lèvres voraces surmontées de naseaux géants ouverts au vent. Des éclats de cheveux denses et pierreux apparaissent au sommet de son front. Devant ses yeux vides, deux belles colonnes bleues aux bases végétalisées par la station dans l’eau, annoncent de leur couronnement d’or les abords d’un bâtiment important. Au fur et à mesure des habiles godilles du gondolier, la colère incurable de cet être de pierre devient insignifiante. Nous faisons le trajet jusqu’à la Punta de la Dogana où je souhaite découvrir les œuvres d’art contemporain qui occupent cette bâtisse. L’après-midi donne ce que l’on peut attendre d’un printemps, en tous points conforme par ses couleurs et son air à l’attente raisonnable d’un passant de juin. Les grandes façades secrètes de Venise trempent leur fondement dans la lagune mouvante d’un vert laiteux. Les vaporetto se succèdent, leurs modestes silhouettes engagées dans de prévisibles trajectoires en motifs arlequin. Petites vedettes et gondoles prennent la perpendiculaire ici ou là pour s’enfoncer en silence entre les murs penchés qui bordent les canaux transversaux. Je demande au gondolier de me déposer devant l’église de la Salute et lui donne l’argent que je lui dois. Puis je fais à pied le tour tranquille de la Punta de la Dogana pour m’installer un moment face au canale della giudecca plus large et paisible à cette heure de la journée qu’el canal grande. Je veux prendre l’air avant d’entrer dans le musée. Et je la vois. Debout et immobile sur un petit ponton circulaire qui fait face à la Chiesa del redentore, proche de l’hôpital anglais. Elle est américaine native de Seattle. D’origine française par sa mère, italienne par son père. L’année de sa naissance en juin 1934, on parle six langues entre les murs sûrs de la maison familiale. Elle en parle aujourd’hui sept, y ayant ajouté un hébreu ancien poétique et raffiné qui fait sur certains mots s’élever légèrement sa lèvre supérieure à l’endroit de l’empreinte laissée par le doigt de Dieu. Ses cheveux blancs forment sur sa tête un petit casque élégant qui rappelle l’enfance. Il couronne un visage bien fait perché sur des vertèbres aussi fragiles que du cristal. Elle porte un pantalon impeccablement repassé en coton orange profond et épicé, ainsi qu’un corsage simple sans manche du même coton mais teint de bleu outremer exactement assorti au vernis appliqué sur ses ongles oblongues. Ce vêtement au col finement piqué laisse émerger deux longs bras blancs volontairement vierges de toute étreinte exubérante avec le soleil. Son apparence très soignée l’élève au rang de dame. Je n’ai pas aimé une femme depuis longtemps. Ne me destine pas à un tel engagement. Pourtant je suis frappé par la facilité avec laquelle je pourrai m’unir à elle. Lui être entièrement consacré sans motif ni discours. Sans cours. Le visage immobile elle regarde l’église San Giorgio en acceptant la gravité naturelle que lui impose son âge. Je suis assis non loin d’elle et malgré ma discrétion ordinairement infaillible elle repère dans l’instant l’effet combiné de ma présence et de mon attention. L’intelligence vive qui habite son visage et le port statuaire de son corps, agit en faveur d’une concentration inaltérable de son être. Elle observe les oiseaux, le mouvement de l’eau, plongée dans une réflexion inatteignable. Les clapotis investis par la marée montante, prennent une infime hauteur supplémentaire à chaque remous et du lieu où je l’observe la ribambelle de languettes de cuir bleu ciel qui lui attrapent élégamment les chevilles semble toute entière menacée par une possible immersion. Peut-être cela la ferait-elle légèrement bouger. Peut-être rirait-elle et romprait-elle ainsi une inexplicable tension. Mais elle ne regarde qu’au loin, dans une conscience subtile de tout ce qui vit ou occupe sommairement autour son lot d’inertie. Son petit sac de cuir brun tressé de raphia s’accorde comme un bijou au poignet fin qui le maintient et se prolonge dans une main bleutée aux veines saillantes posée sur le parapet du ponton. Alors que j’ajuste ma posture pour ne plus éprouver la dureté de la pierre sous moi, elle tourne son visage dans une vivacité qui me sème en chemin, vers un couple de jeunes mariés qui posent pour une photographie sous le lampadaire vénitien au bout de la Punta. Je vois, devrais-je dire que j’entends, sa malice qui cherche à alléger l’instant. Sa petite moquerie solidement arrimée à de la bienveillance. Le trajet ombré de son cœur, minéralisé par les ans, la charge silencieuse et raffinée de son expérience qui paraît se dérouler toute entière sous mon regard en miroir. Devrais-je croire que je comprends, les deux yeux qui se délavent à la minute, la fleur de l’âge qui éclot soudainement. Devrais-je prier ou me taire sur le petit pas insignifiant qui précède son engloutissement entre deux lames d’eau argentée. Espérer ou seulement vivre sur la fonte picturale de l’orange dans le vert, du bleu et du blanc pur dans le gris opaque, me lamenter peut-être sur un abandon, sur une parole au bord des lèvres désormais condamnée au vent ? Devrais-je avoir faim de ce qu’elle laisse et qui me revient ? Suis-je sensé aller essuyer au fond de la lagune son refus de me donner la main. De m’accorder une danse macabre au mouvement visqueux des algues et du limon ? Je la perds de vue. Personne ne semble voir ou peut-être, comment savoir, une aigrette attardée sur le sommet d’un bouquet de pilotis assemblés par l’acier, Elle est en un clin d’œil et dans un aller simple, au rendez-vous de deux mondes clos qui produisent une autre musique. Dans d’autres sortes d’aise. Avec une nouvelle ère qui touche la peau. Un autre monde de noms et de mots. Elle a laissé un objet sur le petit siège accroché au ponton. Je m’approche et découvre un carnet. La couverture cartonnée est recouverte de soie décorée selon des motifs florentins élaborés. J’ouvre et vois les mots serrés les uns contre les autres dans un agencement calligraphique du plus bel effet. Je lis. Je m’appelle Chiara. Je suis italienne native de Venise. D’origine française et de confession séfarade par ma mère. J’appartiens à une illustre famille Vénitienne et je laisse derrière moi de nombreux descendants. L’année de ma naissance en juin 1934, on parle six langues entre les murs sûrs de la maison familiale sise sur le grand canal. J’en parlais sept depuis mes vingt ans, y ayant ajouté un hébreu ancien poétique et raffiné qui faisait sur certains mots s’élever légèrement ma lèvre supérieure à l’endroit de l’empreinte laissée par le doigt de Dieu. » ambre oz © photographie de l’auteur

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Détail – Judith II (Salomè) – Gustav Klimt