Mein name auf Hebräisch ענבר – avril 2016 – Carnet 2

« J’écris. Von rechts nach links. Dans la chambre que j’occupe à Prenzlauer Berg. Dehors passe le tramway jaune et les taxis crème. J’entends les exclamations de jeunes berlinois qui se retrouvent à la terrasse d’un café russe. L’un d’entre eux, blond comme un blé de pure prairie, affiche une joie outrée. J’écris mon nom, en maintenant un instant ce jeune garçon prisonnier sous l’abri de ma pensée. De ma mémoire. Cela représente quatre lettres. C’est un chiffre que j’aime. Il encadre mon cœur et ses débordements. Il maintient le duo tout en laissant une place au miroir. C’est aussi le chiffre de l’étage auquel se trouvait l’appartement de ma famille quand je suis née en octobre 1967. Le lieu clôt et tenu inutilement secret de leur immigration parlait un français haute couture lavé de tout passé. J’écris et au lieu d’émettre les lettres bien calligraphiées pour les envoyer au monde comme je le faisais jadis dans cet appartement à la sortie de l’école, comme je le fais aujourd’hui chaque jour dans d’autres langues en allant du plus près de soi au plus loin sur la papier, je ramène à moi comme l’exige l’hébreu, ces quelques caractères. De droite à gauche. Von rechts nach links. Du bord du petit bureau jusque plus près du cœur. Les lettres une à une s’éclairent, me faisant le reproche de ne pas les visiter assez, de n’avoir pas posé mon dévolu d’auteure sur leur archaïque plancher. Grand-mère Meryem, Élie, les sept sœurs, oncle Êzher, repassent consciencieusement les plis bien mis de mon imaginaire, vêtus de popeline souple et de flanelle, chaussés comme des princes, le pas élégant et la parole au bord des lèvres. Je les vois comme je vous vois. En d’autres temps déambulant, pressés ou nonchalants, sur la Weinbergveg. Vingt cinq années entre leur disparition et ma venue au monde. Entre l’abîme et le mouvement refluant de ceux qui n’ont pas péri. Une lente et bouleversante chorégraphie du malheur avec aux pieds cet héritage de chaussons satinés perdus parmi six millions de paires amoncelées. Ici à Berlin, avec le mur omniprésent et le sourire accueillant de ceux qui n’ont pas connu, je découvre que le National Socialisme est d’un passé trop nouvellement révolu. Que son exhumation récente des limbes saturées du déni le rend quasi présent. Les crimes nazis habitent les rares interstices entre les bâtiments alignés. Ils occupent les rues larges, les balcons ajoutés sur les façades dix-neuvième des Mietskasernen. Une présence collective fantomatique participe à la vie paisible de la population en en augmentant discrètement la densité au kilomètre carré. Dans la Cora-Berliner-Straße où je me rends dès le premier jour, cette présence se densifie dans des proportions surnaturelles. Je me place comme sur une ligne de départ devant la réalisation architecturale de Peter Eisenman dédiée aux victimes européennes du nazisme, l’Holocaust-Mahnmal et je plonge sans au revoir dans la veine même du dédale de 19 076 mètres carrés. Ce consentement implicite pour me perdre parmi les 2711 stèles de béton de 2,42 mètres de long sur 95 centimètres de large, et de 0 à 4,70 mètres de haut, crée une sensation agréable. Et une surprise s’impose lorsque solidement amarrée au désastre silencieux de ceux qui ne savent pardonner, je sens se déplier en moi la topographie sinueuse de la vie aux abois. Mes enfants, incroyablement vivants entre les blocs sombres, se mêlent à des présences multiples et inconnues. Ils déambulent tout comme je le fais dans ce labyrinthe à ciel ouvert. Ils apparaissent et disparaissent derrière les stèles. Tout comme ces récents ascendants je les perds. Mais à l’inverse je les retrouve de chair et d’os quelques instants plus tard, riant entre deux tombeaux gris qui les enterrent de leur hauteur minérale. L’homme que j’aime est là aussi. Son corps silencieux disparaît puis reparaît quelque mètres plus loin. Je l’imagine parti, éprouve la foudre de le retrouver, mesure ma veine. Mon sang sémite s’agite lorsqu’il m’approche d’assez près pour infirmer le mirage. Les gens parlent commentent et s’interpellent dans diverses langues que j’aime à ne pas connaître. Et c’est comme si j’étais aussi avec eux, les assassinés immortalisés dans le même temps, qui s’expriment malicieusement dans ces présences d’aujourd’hui lorsqu’elles ne sont plus qu’audibles. Eux tous qui s’exclament maintenant comme ils le faisaient avant dans leur quotidien suranné, avec leur insouciance intact. Aucun n’est absolument disparu. La part la plus puissante de cet édifice est sonore. C’est un immense échec pour les meurtres perpétrés. Cette irrépressible et protéiforme reviviscence gravée au fer dans ceux qui suivent est le seul tracé harmonieux du tableau infiniment noir. Un trait d’union insouciant et léger qui dégage de la joie. J’écris consciencieusement. Une victoire tremble au bout de mon crayon dans la courbe humide du Mem et de l’Alef. Mein name auf Hebräisch ענבר. Meyn idishe namen בורשטין. Je sors dans Mauerpark pour goûter la fin d’après-midi. Une musicienne, brunette un peu délabrée vêtue d’un jogging gris vétuste et d’une improbable veste en feutrine blanche avec un clavier noir et blanc cousu sur les épaules, a provoqué un rassemblement. Elle joue des airs de rien sur un mélodica assorti au clavier mou qui orne ses épaules. Elle utilise aussi un looper qui émet des rythmes rudimentaires sur lesquelles elle chante. En allemand. Une voix cuivrée un peu brisée. Un beau timbre grossièrement grainé. Après quelques applaudissements elle prend la parole en anglais. « The next song is in Hebrew. It is basically talking about my vagina but you won’t get it anyway. Who speaks hebrew nowadays ». Un beau rire désespéré suit sa tirade et commence un rap étonnant, magnifique et virtuose, au phrasé puissant et soyeux dont la résonnance biblique habite avec tendresse la bouche de cette fille des rues. Je me mets à l’aimer et traverse quelques instants plus tard le marché aux puces de Mauerpark avec cet amour en moi. Celui d’une sœur inspirée un peu éblouie par la vie. » ambre oz © photographies de l’auteur

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